Mise en garde : des exemples de pensées malsaines du trouble alimentaire seront nommés. L’exemple et le nom sont fictifs, mais reflètent la réalité de plusieurs client.e.s que j’ai accompagné.e.s.
«Tu ne mérites pas de manger.», «Regarde-toi, personne ne va t’aimer comme ça.», «Ark! Tu ne vas pas mettre ça dans ta bouche?», «Surveille ce qu’ils mettent dans ton repas. Tu ne peux pas leur faire confiance.», «Faut que tu fasses sortir ça de ton corps». Sophie ne les connaît que trop bien ces phrases. Son intimidateur féroce et sans merci l’harcèle depuis des années. Il s’appelle Ed.
Ed surveille attentivement chacun de ses gestes, chacune de ses pensées, chaque centimètre de son corps, chaque bouchée qu’elle met dans sa bouche et ne se gêne pas de lui faire des reproches pour un rien. Voyez-vous, Ed aime avoir le pouvoir. Il aime sentir son emprise sur Sophie. Il lui fait croire que c’est pour son bien et pour la protéger. Il sait lui donner confiance et lui faire ressentir de la fierté quand elle ne mange pas ou compense pour ce qu’elle a mangé. Normal, Ed est plus puissant quand Sophie est affaiblie.
Au fond, Ed est vulnérable et craintif. Et si l’entourage de Sophie se doutait de sa présence et tentait de le chasser? Inconcevable! Il faut donc l’isoler, lui faire croire que ses proches ne l’aiment pas, ne la comprennent pas et lui veulent du tort. Elle doit croire que lui seul la comprend et est là pour elle.
Sophie aussi est vulnérable et craintive. Elle a tant besoin d’amour et d’affection. Elle ne veut pas perdre son meilleur ami, même s’il n’est pas toujours gentil avec elle. Il ne faudrait pas fâcher Ed. Il devient terrible dans ces temps-là. Mieux vaut faire ce qu’il dit. Il semble vraiment vouloir son bien. Elle se sent en sécurité en sa présence, rassurée.
Dans les faits, Sophie ne réalise pas qu’Ed est une voix distincte de la sienne.
Mais parfois, un doute survient.
Et si Ed était un être toxique qui lui gâchait la vie? Sophie se dit que ça serait agréable de pouvoir manger du resto avec ses ami.e.s. Elle qui aimait tant se baigner. Pourquoi ne mettrait-elle plus de maillot? Avait-elle réellement évité une visite chez sa grand-mère malade car elle ne savait pas ce qu’on allait lui servir au repas?
C’est dans ces moments de doute qu’elle rassemble son courage et arrive à en parler: à un.e ami.e; à un membre de sa famille; à une ligne d’écoute ou encore à un.e professionnel.le de la santé. Sophie en parle à demi-mots. Nommer la présence d’Ed directement risquerait de le choquer et sa fenêtre d’opportunité se refermerait. Il crierait plus fort que jamais. Elle a si peur de lui. Elle espère de tout cœur être entendue dans son appel à l’aide.
Contrairement à ce qu’Ed tentait de lui faire croire, les gens autour d’elle l’aiment et veulent son bien. Sophie en est toute étonnée. Elle compte pour quelqu’un! Elle est entendue! Elle ne sera plus seule dans son combat. Une autre voix viendra lui donner les forces nécessaires pour parler plus fort qu’Ed. Reprendre sa liberté et vivre pleinement sa vie sans cet intimidateur. Vent de soulagement. Oufff elle peut enfin respirer.
Ed joue toutefois le tout pour tout pour tenter de garder sa place dans la tête de Sophie. Il n’abandonnera pas si facilement. «Tu ne seras rien sans moi! Tu penses vraiment que les gens vont t’apprécier pour qui tu es?», «N’écoute pas cette nutritionniste. Elle va te rendre grosse. Tu vas être dégueulasse!» (parce qu’Ed est aussi le pire grossophobe que de la Terre ait vu).
Il la connaît bien sa Sophie. Ed a mis le doigt sur le bobo. Le doute l’envahit de nouveau. Et s’il avait raison? Si personne ne l’aimerait jamais? Si elle n’était pas acceptée pour qui elle est? Dans ces moments, elle se fâche contre son entourage qui essaie de l’aider. Ed a repris le contrôle. Elle va se battre, repousser les interventions, nier son état (finalement, ce n’est pas si pire que ça). On va dire d’elle qu’elle est non-motivée et résistante. Ça confirme ses appréhensions et donne de la force à Ed.
Mais Sophie tient bon. Sophie, la vraie, pas Sophie la marionnette d’Ed. Elle se nourrit, une bouchée à la fois. Elle constate que plus elle mange, plus elle réintègre les aliments interdits autrefois appréciés.lus elle parle de ses émotions et connecte avec son entourage, plus la voix d’Ed faiblit.
Sophie redécouvre finalement sa voix. Celle qui est intéressée par l’astrologie et la musique. Qui aime voir ses ami.e.s et manger du gâteau. Celle qui a des aspirations autres que la taille de ses cuisses ou le contenu en calories de son prochain repas. Elle réalise qu’Ed était beaucoup plus présent dans sa tête qu’elle ne se l’avouait, que son absence libère tant de place dans sa tête pour ce qui lui fait plaisir et que c’est si bon de partager un repas. Constats qui n’ont pas été faciles à faire et dont elle est bien fière aujourd’hui.
Marilou Morin Laferrière Dt.P., CIEC
Nutritionniste bienveillante